Trente-cinq ans de carrière hors des sentiers du marketing, onze albums studio,
2 500 à 3 000 concerts estimés (personne ne sait !), des hectolitres de sueur…
Lofofora, parrain du metal alternatif en France, est loin d’avoir dit son dernier mot.
Encore fâché. Et comment ne pas l’être ? Lofofora est aussi énervé qu’au premier jour
et le fait savoir avec un onzième album, Coeur de cible (2024), qui fait suite à Vanités (2019).
Histoire de ne pas prendre des vessies pour des lanternes.
Ne pas baisser les bras.
Ne pas se laisser faire.
Refuser d’être une cible, de se laisser submerger par l’apocalypse à venir.
Un remontant face à la morosité ambiante, une réaction épidermique à la crise perpétuelle, un baume au coeur guerrier, couleur rouge sang.
« C’est le rôle du rock ! Donner de la force à celles et ceux qui nous écoutent.
Rester sauvage », explique Reuno Wangermez (chant) qui forme Lofo
avec Phil Curty (basse), Daniel Descieux (guitare) et Vincent Hernault (batterie).
« On a creusé en nous pour sortir quelque chose d’intense, connecté à nos tripes. »
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Ils ont mélangé les styles à une époque où tout était cloisonné, façon fusion sans confusion. Détonné dans le paysage rock français des années 90,
le regard tourné vers les États-Unis de Fugazi et de Grandmaster Flash.
Squatté avant l’invention des tiers-lieux.
Tourné partout en France et ailleurs,
traçant un chemin pour le métal dans le pays du roquefort et de Johnny.
Crucifié les machos et agresseurs dix ans avant #MeToo.
Pas question de se contenter de « faire du Lofo » sur ces onze titres
qui composent une photographie spontanée de ce qu’est le groupe en 2024.
La palette de Coeur de cible est pleine de nuances.
Fusion / crossover (un genre qui les a fait connaître dans les 90’s)
avec supplément groove (« A.D Haine »).
Metal lourd aux accents thrash (« Maladie mortelle »).
Rockabilly poisseux trempé dans le venin des Cramps,
entre roman noir et western intime (« Les Deux »).
Ambiance hip-hop old school à la Beastie Boys (« Laisse pas faire »).
Et bien sûr punk, version hardcore jouasse (« La Distance ») ou façon Sex Pistols, adolescent, ultra-mélodique (« Konstat 2024 »).
Esprit d’indépendance oblige, Lofo a toujours refusé de suivre les modes
et voilà qu’aujourd’hui, le hardcore n’a jamais été aussi cool,
dans une version rebootée électrisante. Le groupe s’abreuve de cette scène américaine
qui défraie la chronique depuis quelques années, et rebat complètement les cartes du genre :
la locomotive Turnstile, mais aussi toutes ces jeunes formations
menées par des growleuses professionnelles, des femmes « qui défoncent tout »,
comme Gel, Scowl, Spaced, Buggin, ou l’Australienne Amyl and the Sniffers.
« Ces groupes nous inspirent, nous ramènent à cette énergie primale du hardcore,
quand on jouait dans les squats. »
De l’autre côté de l’Atlantique, une autre jeunesse inspirante :
celle de la crank wave britannique, soit le renouveau post-punk post-Brexit d’aujourd’hui
(Lambrini Girls, Viagra Boys…), un mouvement goguenard, piquant, politique.
« Le punk est redevenu une idée plus qu’une esthétique. On n’est pas obligé d’avoir tous la crête dans le même sens ! »
Comme ses voisins anglais, et surtout, comme il le fait depuis Lofofora (1995) ou Peuh! (1996), Lofo scrute l’époque, portant un regard décillé sur le monde.
Désabusé, mais pas résigné.
Lucide, mais pas sans espoir. Les paroles puisent leurs sources dans l’actualité.
Démagogie, dictature des réseaux sociaux, fanatisme, individualisme, intolérance, misogynie, injustice, bandits « sur les bancs de la République » et autres « dealers de colère »…
Lofofora n’en a pas fini d’épingler les errements de nos sociétés modernes.
En témoignent les deux singles extraits de l’album, « La Machette », qui passe à la moulinette « la misère, la crise et la dette », et « Konstat 2024 », qui en dresse un, amer.
« J’aimerais éviter la redite mais le quotidien radote », chante Reuno.
Qui aborde aussi des sujets plus personnels, comme dans « Espoir »,
sur le « rodéo tumultueux de l’existence », ou « Le Temps », une façon de célébrer
toutes ces années à jouer ensemble, cette connexion magique, quand le temps s’évapore.
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L’album a été enregistré par l’ingénieur du son Jean-Marc « Mazarin » Pinaud,
compagnon de longue date du groupe, qui a pour l’occasion posé ses valises
chez Improve Tone Studio, en Auvergne.
Il a ensuite été confié pour le mix et le mastering aux bons soins de Francis Caste.
Ce pape tranquille du riff voit défiler, dans son fief du Studio Sainte-Marthe à Belleville,
la crème du metal et du hardcore hexagonal, de Bukowski à Kickback
en passant par Hangman’s Chair, Rise of the Northstar, Celeste,
Pogo Car Crash Control, Regarde les hommes tomber…
Coeur de cible marque la première collaboration entre Lofofora et Francis Caste.
Concernant les artworks, c’est, depuis les tout débuts du groupe, Phil Curty qui s’en charge, Lofofora ayant toujours mis un point d’honneur à réaliser ses pochettes et autres visuels
lui même, dans la pure tradition DIY.
Cette fois-ci, le bassiste a passé le relais à Reuno,
qui s’est chargé de créer la pochette, dans un long et minutieux mash-up.
Au milieu d’un décor urbain en ruines, un clown inquiétant tiré d’un film muet de 1928 (Laugh, Clown, Laugh, avec Lon Chaney).
Impossible de ne pas penser au Joker de Todd Phillips, antihéros du peuple.
« Et maintenant de quoi j’ai l’air, à gueuler encore là ? / Sûrement d’un clown qui accroche un sourire à son désespoir. » Encore là, oui. Parce qu’il y a encore des raisons d’être fâché.